UN CONTE

Publié le par Michel Meurant

            Nous étions trois amis, inséparables ! Nous avions grandi ensemble et ni l’école communale, ni le lycée, ni l’université, ni aucune femme n’étaient parvenus à nous éloigner l’un de l’autre .

            Nous avions une passion commune, les livres, mais aussi une sorte de jeu qui occupait nombre de nos soirées. Après le dîner, que nous prenions très souvent ensemble, entre hommes car nous étions restés célibataires, chez l’un ou chez l’autre, nous nous installions confortablement au salon, chacun dans un fauteuil profond, un verre de cognac à la main pour réchauffer lentement cet alcool doré que doucement nous allions savourer sous le chaud et discret éclairage qui ménageait sa part à l’ombre pour ne pas empêcher le mystère de s’y développer. Il nous arrivait même, parfois, d’allumer quelques chandelles pour éviter la brutalité de la lumière électrique. Alors, dans la fumée des pipes ou des cigares, deux d’entre nous s’apprêtaient à écouter le troisième -les rôles changeaient chaque soir- leur conter une histoire après qu’ils lui eussent donné les deux premières phrases de ce qu’ils souhaitaient entendre.

            Nous avions ainsi ressuscité les contes de veillées de campagne, lorsque, la nuit venue, les familles se réunissaient autour de l’âtre, lors des longues soirées d’hiver, et que l’aïeul, ou un conteur de passage, lointain héritier sans le savoir des aèdes grecs, faisait revivre un héros mythique ou simplement racontait une aventure qu’il avait vécue ou naïvement imaginée. Tout cela a aujourd’hui disparu ; l’électricité, en bannissant l’ombre, a anéanti le merveilleux des contes des veillées et apporté dans chaque maison des images qui remplacent l’imagination et la parole, celle qui s’envole, mais vient se nicher au creux de votre oreille pour ne plus jamais la quitter.

            Nous étions sans doute, si ce n’est les seuls, tout au moins les rares, à perpétuer cette tradition en la compliquant ; le conteur, devant se plier au désir de ses auditeurs, voyait son imagination, si ce n’est bridée, tout au moins dirigée.

            En ce soir de décembre, le rôle du conteur me fut dévolu. Je m’attendais à un décors de neige et aux sonnailles des rennes du traîneau du Père Noel.

            Le lancement, pour bref qu’il fut, me surprit totalement.

Dans l’île de Guadeloupe…

A l’occasion du Nouvel An…

Voilà le cadre que m’assignaient mes amis.

Après avoir réfléchis quelques instants, je commençais :

            Dans l’île de Guadeloupe, mais pas exactement, à l’occasion du Nouvel An, la secrétaire du Juge de Marie Galante réunit, comme chaque année, autour du magistrat, tout ce qui comptait dans la dépendance. On nomme ainsi toutes les îles qui sont rattachées administrativement à la Guadeloupe proprement dite : Marie-Galante, la Désirade, ainsi nommée parce que les marins de Colomb ne l’espéraient plus lorsqu’elle se révéla lors de son deuxième voyage en 1493, Les Saintes, aperçues quant à elles le 1er Novembre, fête de tous les saints, mais aussi Saint Martin et Saint Barthélémy.

            Le Juge, tout juste issu de l’Ecole Nationale de la Magistrature, était arrivé dans l’île quelques semaines auparavant et il en était encore à découvrir à la fois son Tribunal, l’île et ses habitants débonnaires. Ceux-ci surtout mobilisaient sa curiosité, par leur façon de vivre, ou plutôt de subsister, par leurs rapports entre eux et à la nature, fortement marqués par la superstition qui baignait leur vie quotidienne. Il n’était guère de jours que celle-ci ne se manifestât au sein même du Palais de Justice : des œufs cassés, des cartes à jouer déchirées devant l’entrée étaient monnaie courante. Un matin d’audience pénale on avait même trouvé dans le prétoire un énorme crapaud mort, la gueule fermée par un cadenas, à la destination évidente.

            Ce soir-là, dans les salons du Palais, où se pressaient les notables îliens, les élus, les officiers de Gendarmerie, le médecin…mais aussi le Président et le Procureur de la République de Pointe à Pitre dont dépendait le Tribunal, on ne risquait pas de nager dans cette ambiance. C’est tout au moins ce que pensait le jeune magistrat qui, recevant, jouait les maîtres de maison, …et il se trompait.

            Après les discours d’usage, chacun s’approcha du buffet qui était considérable et remarquable, garni de produits locaux, fruits tropicaux, langoustes, rhum, mais aussi venus de métropole, foie gras et champagne. Une flute à la main, le jeune homme déambulait au milieu de ses invités, échangeant quelques mots avec chacun, en profitant pour faire plus ample connaissance avec certains.

            Il eut une longue, très longue conversation avec le médecin qu’il connaissait à peine. Celui-ci, seul praticien de l’île depuis de très nombreuses années, lui-même né à Marie Galante, connaissait évidemment tout le monde. C’était un personnage si ce n’est excentrique, tout au moins original, qui se déplaçait sur le dos de sa mule presque aussi âgée que lui. Comme celle des Lettres de mon moulin, c’était « une belle mule noire mouchetée de rouge, le pied sûr, le poil luisant, la croupe large et pleine » ; l’héritière, la descendante, à coup sûr, de la mule de ce brave avignonnais de Pape Boniface et, comme elle, le bon médecin, grand amateur de Daudet, l’harnachait de pompons, de nœuds, de grelots d’argent et de bouffettes. Pour tout bagage il avait une sorte de sacoche qu’il portait en bandoulière, comme les carniers des chasseurs d’antan et dont il tirait mille merveilles qui finissaient toujours par guérir ses malades, si bien qu’on le prenait plus pour un guérisseur, un sorcier, que pour un médecin.

            Le brave docteur répondit à toutes les questions du jeune magistrat.

            -Je comprends, Monsieur le Juge, le souci que vous avez de bien comprendre la population dont vous avez la charge. Alors il faut que vous sachiez que les marie-galantais sont tous, à peu d’exceptions près, des descendants de ces pauvres créatures qui furent arrachées à leur Afrique natale et transportées dans les îles où l’esclavage les attendait. Vous serez sans doute très étonné de les entendre souvent évoquer et même revendiquer cette filiation. Leurs aïeux, en quittant l’Afrique, n’emportaient avec eux qu’un seul bagage, la superstition, qu’ils leur ont laissée en héritage.

            Voyez-vous, pour eux, ce n’est pas une science que je possède, mais des pouvoirs que je détiens et qui me font les guérir.

            Pour vous convaincre de tout cela je vais vous conter une histoire qui, je vous l’assure, est rigoureusement authentique.

            L’île la plus proche de la nôtre, si l’on excepte la Guadeloupe, est la Dominique, une ancienne colonie britannique. Les dominicains traversent régulièrement le canal – c’est ainsi qu’on nomme ici les bras de mer qui séparent les îles – pour nous visiter, mais aussi pour nous piller. Ce sont des voleurs et des trafiquants. Ils arrivent avec leur drogue, la vendent, font deux ou trois cambriolages et rentrent chez eux. Ils ne font que passer. En revanche, quelque fois, nous arrivent quelques-uns de nos frères haïtiens, nos malheureux frères haïtiens qui cherchent à fuir leur île qui ne les nourrit plus ou la violence qui y règne. Ce sont des travailleurs, habiles et courageux, aptes à tous les travaux. Ils se proposent à qui en a besoin. Ils sont recherchés et redoutés à la fois, car ils traînent une solide réputation de sorciers… le vaudou fait peur.

            C’est ainsi qu’un beau jour, un marie-galantais, qui venait de faire construire sa maison et avait besoin qu’on édifie un mur d’enceinte de sa propriété, engagea un haïtien de passage qui se mit aussitôt à l’ouvrage. Il ne ménagea pas sa peine, si bien qu’en peu de temps le terrain fut clos d’un mur superbement construit. Notre homme, très content de son ouvrier, s’apprêtait à le payer lorsque celui-ci lui déclara qu’il allait rentrer en Haïti, qu’il ne voulait pas voyager avec de l’argent, se méfiant de la corruption des douaniers de son pays.

            Le propriétaire s’étonna et demanda comment payer le travail.

            - Tu m’enverras l’argent !

            - Comment ? Où ?

            - Lorsque je serai rentré, je te le ferai savoir…tu iras sur la plage, tu creuseras un trou, tu y déposeras l’argent et tu le brûleras

            L’homme, éberlué demeura sans voix, mais, la réputation des haïtiens n’étant plus à faire, acquiesça.

            Et notre haïtiens s’en fut !

            Notre marie-galantais réfléchit et, l’attrait de l’argent se faisant plus fort que la peur des forces occultes, se dit qu’il allait faire quelques économies, si bien que, lorsque l’autre lui fit savoir qu’il était rentré chez lui, il se garda bien d’aller sur la plage brûler son bel argent.

            Le temps passa et notre homme se frottait les mains de la bonne affaire qu’il avait faite, lorsqu’il reçut un message de son ouvrier qui lui réclamait son dû qu’il disait n’avoir pas reçu.

            Pris de peur, se voyant déjà l’objet d’un sort jeté depuis Haïti, le propriétaire se rendit sur la plage avec la somme convenue, creusa le trou, y déposa l’argent et y mit le feu.

            Il rentra chez lui rassuré mais dubitatif.

            Quelques jours plus tard il reçut un nouveau message d’Haïti : on lui faisait savoir que l’argent était bien arrivé à destination et on l’en remerciait.

            - N’oubliez jamais cette histoire, Monsieur le Juge, elle vous aidera à comprendre les marie-galantais et même les habitants de toutes ces îles.

            Longtemps le jeune juge se demanda- il se le demande encore- si le médecin lui avait donné une clé pour comprendre les antillais ou si, une fois rentré chez lui, il avait rapporté leur conversation à ses proches en se frappant sur les cuisses et en riant à gorge déployée, heureux d’avoir berné ce jeunot qui venait de débarquer et qui avait gobé son invraisemblable histoire, la prenant pour argent comptant.

            - Je crois que j’aurai du mal à faire mieux que toi, me déclara l’ami qui devait endosser le lendemain les habits du conteur.

 

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